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Au milieu de l’été, Kersten, pour les vacances, alla, par la route, jusqu’en Estonie. Sa jeune femme et leur petit garçon, né l’année précédente, l’accompagnaient. Le temps était magnifique. De La Haye, ils gagnèrent sans hâte leur propriété de Hartzwalde. Puis ils se rendirent à Stettin, pour s’embarquer avec leur voiture à destination de Reval, capitale de l’Estonie. Arrivés là, les voyageurs n’avaient plus beaucoup de chemin à faire pour gagner Dorpat, où Kersten était né et où son père habitait encore.
En roulant à travers les paysages de son enfance, Kersten – pensait-il aux propos que Himmler avait tenus à Munich ? – dit soudain à sa femme :
— C’est peut-être le dernier voyage que nous faisons tranquillement ici.
Mais il ne lui était pas naturel de s’attarder dans la mélancolie ou l’inquiétude. Il secoua la tête, haussa les épaules et sourit.
Ils surprirent Frédéric Kersten dans la petite propriété que les lois estoniennes lui avaient laissée, et courbé sur la glèbe. À quatre-vingt-huit ans, il avait le même amour de la terre qu’au temps de sa jeunesse et le même acharnement au travail. Il était encore si vert qu’il demanda ingénument à son fils si, à son âge, il n’était pas dangereux pour sa santé d’avoir des rapports sexuels deux fois par semaine.
Kersten était fier de son père. Le vieil homme était fier de son petit-fils. Irmgard rayonnait de vitalité, de gaieté. Ce furent des journées heureuses.
Sur le chemin du retour, en passant par Stettin, Kersten et sa femme remarquèrent un grand changement dans les rues du port et de la ville. Elles fourmillaient de soldats.
La Prusse-Orientale, que les voyageurs traversèrent ensuite, ressemblait à un camp en armes.
La guerre que Himmler lui avait annoncée, Kersten comprit qu’elle était là, sans fard, à nu. Les Allemands allaient attaquer la Pologne.
Kersten revint à Berlin le 26 août. Avant même de défaire ses bagages, il téléphona à Himmler pour l’avertir de son arrivée. Leurs relations avaient pris une familiarité qui l’autorisait à cet appel direct. Himmler se montra tout heureux d’entendre la voix du docteur.
— Venez, je vous prie, immédiatement au Quartier Général, lui dit-il. Je vous attendais avec la plus vive impatience. Mes crampes se réveillent. Sans vous, je serai très malade.
La crise ne faisait que commencer. Deux traitements suffirent à la calmer.
Pendant les pauses, Himmler et Kersten, ainsi qu’à l’accoutumée, parlèrent.
— Stettin et la Prusse regorgent de soldats, dit le docteur. Est-ce que la guerre va éclater bientôt ?
— Je n’ai pas le droit de vous répondre, répliqua Himmler.
Kersten cacha son angoisse par un sourire entendu et reprit :
— Vous savez, Reichsführer, j’en ai vu plus que vous ne croyez.
L’état de béatitude physique où il se trouvait en cet instant empêcha Himmler de se taire davantage. Il dit :
— C’est vrai. Nous allons conquérir la Pologne, pour mettre les Juifs anglais à raison. Ils se sont liés à ce pays. Ils ont garanti son intégrité.
— Mais alors, s’écria Kersten, c’est la guerre générale ! Tout le monde y sera entraîné, si vous attaquez la Pologne.
Un mouvement convulsif secoua le torse nu de Himmler et Kersten demeura interdit. Il avait entendu, pendant les traitements, son malade gémir, ahaner, grincer des dents ou soupirer d’aise. Il ne l’avait jamais entendu rire. Et le voilà qui riait aux éclats. Des grimaces douloureuses arrêtaient pour un instant ces accès de gaieté, mais ils reprenaient aussitôt. En même temps, Himmler disait :
— Oh ! ça me fait mal. Mais je ne peux pas m’en empêcher. Vous parlez comme un homme qui ne comprend rien à rien. L’Angleterre et la France sont tellement faibles et tellement lâches qu’elles nous laisseront faire sans intervenir. Rentrez tranquillement à La Haye. En dix jours tout sera terminé.